Simplement parce que je marchais tête nue sous la pluie
J’ai un jour définitivement lié la sensation de l’amour à la pluie qui délave la ville un soir d’hiver. C’est arrivé il y a longtemps lorsque je traînais ma carcasse solitaire sur les bancs du lycée. Lorsque les cours nous ménageaient un temps creux je préfère partir marcher en ville plutôt que de rester là entouré par mes congénères que je ne portais pas haut, ni en cœur ni en estime. Un jour d’hiver lorsque la nuit frappe sur vous bien avant le soir ma journée de cours se terminait par une heure à tuer. Machinalement je prenais mon sac, je fermais ma veste et je quitter le lycée ; il pleuvait, je n’avais ni chapeau ni parapluie mais je décidais de marcher comme à mon habitude. Je n’avais nulle part où aller et je n’allais nulle part, je marchais pour occuper mon corps tandis que mon esprit s’échafaudait des histoires.
Il n’y a que les premières minutes de désagréable lorsque l’on marche sous la pluie tête nue, celles où l’on est encore sec. On baisse la tête, on plisse les yeux alors que la pluie se déchaîne mais rapidement on est trempé et il devient plus aisé de se déplacer sous ces trombes d’eaux. J’écoutais les gouttes frapper ma grosse veste noire étanche, je sentais mon crâne dégouliner, le visage mouillé mais j’étais bien. Je marchais en regardant autour de moi les trottoirs désertés par la foule où seuls quelques personnes engoncées sous leurs capuches ou agrippées à leurs parapluies bravaient le temps. Je les regardais avec une pointe de moquerie, ils me paraissaient tellement ridicules à essayer de préserver leur aspect sec comme si c’était d’une grande importance. Ils me paraissaient tellement emprisonnés dans cette zone fragile de sec cernés par la nature mouillée et la nuit et moi qui me sentais en phase avec ces éléments je me sentais libre.
Infiniment plus libre qu’eux. Simplement parce que je marchais tête nue sous la pluie.
Quand il fût l’heure de retourner sur mes pas pour aller prendre le bus qui me ramènerai chez moi loin de la bassesse du lycée et de la grandeur d’être inondé je faisais demi-tour et le parcourais toujours sous la pluie la rue qui me rapprochait du lycée. Ça faisait presque une heure qu’en plus de baigner dans cette pluie glacée je baignais aussi dans mes pensées, ces pensées qui essayaient de formaliser ce sentiment grisant de liberté que je vivais, des pensées qui me tenaient aussi plutôt éloigné de la réalité. Je pensais que dans cette situation inhabituelle, presque une situation de crise, les gens qui se sentaient à l’abris sous leur parapluie étaient peut-être dans une forme de solitude dans laquelle ils baissaient un peu la garde et pouvaient se montrer plus sincère, se montrer avec moins de fard. Et c’était encore plus vrai, littéralement plus vrai pour les gens qui marchaient sans parapluie et dont je pouvais croire que cette eau lavait leurs couches d’hypocrisie et de maquillage.
Sur ce trottoir en approche du lycée soudain je croise la silhouette de la fille dont j’étais secrètement amoureux. Elle était comme moi, elle marchait tête nue sous la pluie. Lorsque nous nous sommes croisés elle m’a sourie, un sourire sincère, sa silhouette était emmitouflée sous une grosse veste noire, on ne voyait que son visage, ses cheveux mouillés et son sourire. Elle m’a dit quelques mots du genre, bonsoir, rentre bien, bref des mots que j’ai oubliés mais c’est pourtant cet instant qui a lié en moi le sentiment amoureux et les villes délavées par la pluie. C’était il y a plus de 20 ans et je me souviens encore avec précision et émotion ; au moment où nous nous sommes croisés nous étions comme seul au monde et le regard qu’elle a porté sur moi m’a rendu vivant. C’était un instant éphémère certainement pas conscient de sa part mais ça m’a traversé et frappé en plein cœur.