Dialogue de sourd sur Instagram
Il regarde Instagram et fait défiler les profils où les photos s’agencent selon exactes schémas reproductibles d’alternance et de répétitions, des partis pris de couleurs et un savant travaille de cadrage. Les images défilent, c’est hypnotique.
_ C'est donc ça un feed ? L'insertion mathématique et géométrique dans le foisonnement bruyant de la pulsion poétique ?
Il s’arrête sur une photo noire et blanche à la perfection glacée de magazine. Une modèle à la pose antilogique est renversée dans un lavabo pour y boire de l’eau au robinet vêtue d’une lingerie hors e prix. Il regarde l’œil mort de la femme qui lui parait comme une de ces billes de verre dans le regard des animaux empaillés.
_ Leur putain de feed c'est une photo nette, un piqué tout en maîtrise et la lumière qui marche au pas alors parfois c'est sublime quand le talent émerge et se mêle à la danse mais souvent c'est affreux comme un acte technique. Horrible comme une technique vide et froide appliquée par une machine programmée. Moi j'aime les photos floues, les ratées sur lesquelles le regard du photographe ne s'est pas arrêté. J’aime l'imperfection impérieuse quand elle pourfend la surface lisse du lac comme le caillou balancé par hasard avec rage.
Sur l’écran fêlé de son smartphone il sélectionne l’application photographique en la pointant du doigt puis il mitraille à la volée ses pieds qui marchent sur le trottoir, la lumière ivre des lampadaires et le vent qui souffle dans la nuit.